Les quatre évangiles. Traduction de la Vetus Syra, par E. METENIER.

Les quatre évangiles. Traduction de la Vetus Syra. Texte inédit du IIe siècle avec annotations, par METENIER É., Éditions des Béatitudes, 2024, 384 p., 29,90 €
 
La mise à disposition dans l’espace public (francophone) d’une source évangélique syriaque est un événement majeur en matière d’exégèse. Jusqu’à présent le texte-source n’était pas accessible sinon aux spécialistes. En français, il est disponible en réalité depuis la publication à Kaslik (Liban) de la thèse du P. Méténier, en 2019. Cet ouvrage (3 tomes) est néanmoins difficile à se procurer et malheureusement empreint d’un certain nombre d’erreurs d’impression. Il demeure cependant l’ouvrage de référence pour un travail universitaire.
 
Pour comprendre l’importance de cette édition, il faut avoir en mémoire que notre Nouveau Testament courant est globalement basé sur un texte grec « officiel » établi au cours du IVe siècle à partir de versions provenant essentiellement d’Alexandrie et en partie d’Antioche. Il est évident que les premières versions grecques sont des « targums » (traductions adaptées, ici à un public hellénophone) de l’enseignement de Jésus et des Apôtres donné initialement en araméen. Parallèlement, la version syriaque courante (Peschitta) se présente comme une traduction réalisée à partir du texte grec « officiel », ou au minimum comme une version araméenne ancienne fortement corrigée selon le grec « officiel ».
Or le P. Méténier met aujourd’hui à la disposition du grand public un texte antérieur au texte grec « officiel », comme il existe d’autres textes semblables très anciens, tel celui du Codex de Bèze (texte grec et latin connu à Lyon au IIe siècle), dont la Vetus Syra partage certains caractères.
Le P. Méténier contraint ainsi les exégètes modernes – dont la caractéristique commune est d’affirmer comme originaire la rédaction du texte évangélique directement en grec – à tenir compte de l’antiquité de la Vetus Syra et par elle d’une possible antériorité de l’araméen/syriaque sur le grec. Et par conséquent de devoir abandonner ou du moins devoir remettre profondément en cause leur narratif.
Cette perspective d’une antériorité de la langue sémitique sur la langue grecque dans la rédaction des évangiles est depuis longtemps défendue par des exégètes anciens, aujourd’hui ostracisés, voire oubliés, qui fréquentaient les Écritures hébraïques comme à contre-courant, tel Claude Tresmontant (+), et par leurs successeurs qui mettent aujourd’hui en valeur la tradition syriaque classique, tels Mgr Alichoran (+), Pierre Perrier, les PP. Edouard Gallez et Frédéric Guigain, dont on trouvera les références sur le site de l’association EECHO.
 
La mise à disposition du texte de la Vetus Syra permet de mieux retrouver Jésus dans la culture juive-araméenne de son temps. C’est un avantage autant qu’une difficulté. Un avantage, car certaines expressions, certains versets, s’éclairent – alors qu’ils sont obscurs en grec (ou en français) ; une difficulté, car les mêmes expressions ou d’autres ne peuvent vraiment être comprises que dans une bonne connaissance de la culture environnante – qui n’est évidemment pas celle d’un Occidental du XXIe siècle. L’appareil de notes est donc ici d’égale valeur au texte lui-même. Il n’est cependant qu’un premier aperçu, lequel peut être (et doit être) complété par d’autres commentaires bibliques d’auteurs cités ci-dessus.
La lecture d’un passage évangélique peut fructueusement se faire en comparant la version liturgique actuelle de référence, une traduction scientifique provenant du grec (BJ ou TOB – on peut aussi s’appuyer sur l’excellent travail de la Sœur Jeanne d’Arc), la Vetus Syra, et pourquoi pas le Codex de Bèze – qui mériterait également une édition complète interlinéaire en français (ceci est une bouteille jetée à la mer !) Lorsque sur tel ou tel verset, on constate des divergences, c’est qu’il y a eu adaptation, correction, avec la volonté de préciser ou reformuler une information importante. Il faut alors appliquer le principe de Martine Aubry : « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ! »… et tâcher de distinguer l’intention de l’auteur en syriaque et celle de l’auteur en grec (voire en français). On voit alors apparaître le texte avec une coloration nouvelle, qui se rapproche d'une plus grande authenticité, d’un plus grand réalisme historique, et certainement d’une plus grand importance théologique.
À ce sujet, il s’agit d’être prudent. En effet, la faiblesse de la Vetus Syra est qu’elle fut transcrite dans une expression théologique « brute » (disons plutôt « innocente ») qui a nécessité par la suite des précisions (contre les gnostiques notamment), ce qui a été fait lors de la transcription en grec. Par conséquent, soit la matière est restée « innocente » soit elle a été corrigée (ce qui est plus visible dans le manuscrit de Cureton). C’est pourquoi le texte que nous avons peut être daté de 170 tout en étant en réalité d’un fond plus ancien, peut-être originaire – mais cela E. Méténier ne peut l’avancer, pour ne pas être d’emblée rejeté  par la communauté des exégètes scientifiques modernes. Il n’empêche que l’enjeu de ce travail est bien celui-là.
Par rapport à notre texte liturgique, la Vetus Syra nous dévoile un évangile beaucoup plus enraciné dans son époque juive, avec des problématiques beaucoup plus religieuses et politiques que morales au sens pratique du terme. On perçoit nettement une première déperdition culturelle dans le passage de l’araméen/syriaque au grec et plus encore du grec au français liturgique... Dans le premier cas, on est dans la campagne de Galilée ou à Jérusalem, où Jésus le Messie se trouve en controverse avec le peuple juif, des rabbins et des prêtres, sur fond d’argumentation biblique et midrashique ; dans le second on se retrouve dans une première église de convertis vivant à Antioche, Rome ou Alexandrie, cherchant à connaître Jésus et à vivre de Lui communautairement et par les sacrements ; et dans le dernier, on a parfois le sentiment de se retrouver dans le discours d’une organisation sécularisée, culturellement aseptisée, pour laquelle la question primordiale de l’Évangile est de motiver, avec la fraternité, une action caritative auprès des exclus : le goût n’est pas le même.
 
Le livre se présente avec la traduction française du P. Méténier – la perte de la littéralité de l’interlinéaire est parfois dommage, car le P. Méténier n’est pas exempt, parfois, de parti-pris plutôt consensualiste dans la traduction. Cette traduction est accompagnée de références à l’Écriture (Ancien Testament) et des notes très précieuses, qui peuvent être complétées.
Par rapport à la première publication universitaire, certaines notes sont enrichies dans un sens plus didactique. On voit que le P. Méténier a visé une diffusion pour le grand public. De même, l’ajout d’introductions et de nombreux tableaux destinés à faciliter la pénétration de l’Évangile par les lecteurs est une nouveauté de cette édition. On y retrouvera un certain nombre d’affirmations traditionnelles qui feront tiquer certains et qui, pour cette raison, ne sont pas malvenues par les temps qui courent. On voit moins l’utilité des tables des lectures liturgiques.
 
Pour conclure, grâce à cette publication tout chrétien francophone peut enrichir sa connaissance de Jésus et de l’Évangile. De nombreuses questions surgiront, auxquels les pasteurs devront savoir répondre – et donc se présente pour eux-mêmes le devoir de s’approprier ce texte et d’en faire une source indispensable de leur enseignement.
Pourvu que cette publication puisse atteindre et faire bouger les cercles universitaires et liturgiques, afin que le Peuple de Dieu dans son ensemble puisse bénéficier d’une nourriture d’autant plus enrichie, et parfois heureusement purifiée. Comme cela est noté dans les introductions, cette publication est un appel à retrouver l’humus de la culture biblique et traditionnelle profonde que les chrétiens partagent depuis l’origine avec les juifs, et que les uns et les autres ne doivent pas oublier pour demeurer fidèles au même Seigneur.