TONELLI G., Temps, ou les mystères de Chronos.

TONELLI G., Temps, ou les mystères de Chronos, Dunod, 2023.
 
Soyons francs : je n’ai pas tout compris. Et pourtant l’auteur, Guido Tonelli, professeur en physique expérimentale à l’Université de Pise n’est pas avare en récits d’illustration ou d’images, et il se lit sans difficulté. Mais on entre dans son domaine comme dans un parc : bien que le paysage soit organisé, on ne perçoit pas immédiatement comment les espaces s’y ordonnent ; il y a une multiplicité de tableaux à méditer, de prises de vues à faire… Il faudrait pouvoir s’y promener de longues heures, y revenir à plusieurs reprises. Cependant l’auteur lui-même affirme que l’objet même de sa rechercher lui échappe : « Vivre dans le doute et l’incertitude est l’une des prérogatives les plus fascinantes de notre travail », et plus loin : « C’est l’un des nombreux phénomènes incompréhensibles de la physique quantique que nous ne savons pas expliquer, bien qu’il ait été vérifié expérimentalement dans un nombre infini de cas » (p. 202). On ne peut donc pas attendre de lui un exposé « dogmatique », mais plutôt une visite guidée – si je puis dire !
De fait, l’ouvrage est structuré en trois parties significatives.
 
La première « l’enchantement des toupies » est la plus anthropologique : c’est le temps tel qu’il se donne à percevoir à l’échelle humaine, et son implication religieuse, artistique, politique ou économique. Le temps comme donnée indispensable à la survie et à l’organisation des sociétés humaines en regard de l’inéluctable mortalité de ces dernières. Mais c’est un temps « construit » dans les limites de la perception corporelle, dont on doit accepter qu’elles sont en réalité très étroites : le temps prend d’autres formes dans l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’espace et la matière.
 
Justement le second chapitre « Où le temps s’arrête » nous entraîne dans le domaine de l’astronomie et de la théorie de la relativité, nous faisant percevoir l’immensité de l’univers en perpétuelle expansion depuis le Big Bang (p. 59) – l’auteur en affirme la réalité, sans évidemment pouvoir dire ce qui pourrait le précéder, et il estime qu’il n’y aura pas de retour en arrière, d’effondrement, mais plutôt une expansion infinie jusqu’au néant (p. 65-66). Cependant la loi de la gravité perturbe la régularité de cette expansion, par l’existence d’objets « lourds » comme les planètes ou les étoiles, les galaxies, déformant les lignes spatio-temporelles, mais aussi et surtout par l’existence de « trous noirs », véritables trous dans le gruyère, avalant et désintégrant irrémédiablement tout ce qui aura eu le malheur de franchir leurs imperceptibles frontières. C’est un des chapitres les plus impressionnants (p. 97-101).
 
Le troisième chapitre «  Entre existences éphémères et vies éternelles » nous ramène à l’infiniment petit et à la physique quantique, domaine premier de notre auteur. On l’y sent plus prolixe, et on s’y perd un peu davantage. On retiendra que les particules élémentaires ont des durées de vie allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit : comme des fleurs dans un pré, il y a toutes les variétés. Mais on perçoit confusément que la matière et le « vivant », et nous-mêmes, sommes composés d’éléments en même temps extrêmement fugaces et subtils, comme d’autres nous perdureront infiniment, pour lesquels nous n’existons que le temps d’un éclair, et encore...  À tel point que certains scientifiques s’interrogent : le temps n’est-il pas une illusion ? Notre auteur n’y croit pas : le temps est une variable bien trop importante dans les lois fondamentales de la physique et ceci dans des dizaines d’ordres de grandeur qu’elle décrit (p. 208).
La physique quantique nous fait découvrir des phénomènes inexpliqués de matière et d’antimatière, d’états indéterminés jusqu’à ce qu’on les observe – les figeant alors dans une position – et faisant réagir leur anti-état à l’opposé, indépendamment mais pourtant immédiatement, comme si une information invisible était passée de l’un à l’autre, on ne sait comment (p. 202-203).
 
Le rêve du retour dans le passé – éventuellement pour le modifier – est évacué : au mieux peut-on le parcourir, le lire. La loi de l’entropie est confirmée, malgré d’éventuels détours, retards ou rebours temporaires : le penchant à la stabilité l’emporte et il donne le sens du temps (p. 189-190).
Ainsi la réalité observable jusqu’à présent est-elle en partie l’œuvre du hasard (multiplicité des phénomènes, événements, configurations…), mais aussi le fruit de lois physiques qui malgré tout s’imposent : l’univers demeure intelligible, même s’il n’est pas encore compris.
 
Avec toutes les précautions d’usage, liées notamment à mon amateurisme en la matière, je note une ou deux observations.
Je me suis étonné du peu de mentions dans l’exposé des lois de la thermodynamique – celle de l’entropie n’apparaît ici qu’en fin d’ouvrage. Pourtant d’une lecture précédente (Hubert Reeves, L’Heure de s’enivrer. L’univers a-t-il un sens ?, Éd. du Seuil, 1986 – peut-être un peu dépassé ?) j’en avais conservé l’importance comme élément structurant notamment en matière d’astrophysique. Elles apparaissaient comme des pivots et des références stables ; l’origine, l’histoire et le destin de l’univers n’étaient finalement qu’affaire de données initiales d’autant plus variables qu’elles demeuraient inconnues.
D’une autre lecture justement (Pascal Genin, Le choc des cosmologies, Lessius, 2016 – que je recommande), il ressortait que selon les options religieuses ou métaphysiques du scientifique (ou de l’auteur), l’histoire de l’univers s’écrivait différemment, donnant plus ou moins d’importance, qui au « hasard », qui à une « loi » de l’univers ; ou qui à un « big bang » à partir du vide (ou de rien ?) conduisant soit à une expansion infinie (le cas de notre auteur) ou à un effondrement, « big crunch » définitif ; ou qui à un « big bang » face positive d’un « big crunch » préalable, lui-même face négative d’un univers précédent disparu, trahissant ainsi le caractère cyclique de la réalité.
Dans notre ouvrage, l’auteur fait droit à des opinions autres que les siennes, qui correspondent justement aux différents possibles, mais il faudrait une (re)lecture plus attentive pour déceler les arguments qui lui font prendre telle ou telle option. Cependant, il demeure ici dans un strict domaine scientifique, renvoyant plutôt religions et métaphysiques à un état pré-scientifique (théorie de la relativité et physique quantique) correspondant à une perception « anthropocentrée » de la réalité. De fait, on comprend qu’un tournant majeur a eu lieu dans les années 1930, dont nous voyons les premiers fruits techno-scientifiques aujourd’hui.
 
Pour autant le chrétien, le théologien, ne voit dans cet ouvrage rien qui doive l’effrayer, bien au contraire : le potentiel ici dévoilé de l’univers, de la matière, en matière d’espace-temps, d’énergie, de lumière, etc, rend tellement de « miracles » possibles, qu’il serait probablement stupide et prématuré de négliger voire mépriser ceux que nous connaissons déjà, rapportés par l’histoire (quand celle-ci ne les évacue pas a priori, lorsqu’elle se fait un peu trop matérialiste). Ici notre scientifique se fait lui-même bien modeste et prudent dans son propre champ de recherche. Au fond, ce sont justement les « miracles » qui l’intéressent en premier lieu !
Les scientifiques devraient prendre plus au sérieux les « miracles » – notamment celui de la résurrection, et les théologiens devraient prendre plus au sérieux les recherches scientifiques – notamment sur les potentialités des particules élémentaires. Benoît XVI avait suggéré cette voie.
Un dialogue peut être possible également, non pas tellement sur l’objet propre de chacune des approches, mais sur la manière d’aborder le réel et d’en rendre compte, sur le jeu des « lois » et du « hasard », des conditions initiales et leur impact ou non sur les fins dernières, toutes sortes de configurations théoriques, pour ne pas dire aussi mentales, travaillées depuis des siècles par les théologiens authentiques, véritable réservoir de « savoir-faire épistémologique » que ne devraient pas négliger les scientifiques. Et vice-versa. Ne cherche-t-on pas en définitive à parler de la même réalité ?