CANTIN A., Saint Pierre Damien (1007-1072). Autrefois - Aujourdhui.

CANTIN A., Saint Pierre Damien (1007-1072). Autrefois – Aujourd’hui, Éditions du Cerf, 2007.
 
À quelques jours de la fête de saint Pierre Damien (21 février), cette lecture n’a pas été inutile. Elle l’est d’autant moins qu’elle nous dévoile un personnage ancien à l’actualité brûlante.
 
Pierre Damien, pour la majeure partie de nos contemporains, est au mieux un illustre inconnu, au pire un abominable primitif, âme de la non moins abominable et obscurantiste réforme grégorienne de l’Église latine. Il est vrai que l’homme, rhétoricien de formation, n’est pas tendre dans la formule, et qu’il fut un grand ami du cardinal Hildebrand, futur pape Grégoire VII.
 
Pierre, né à Ravenne vers 1007, est abandonné par sa mère et recueilli par une autre femme, puis confié à son frère qui en fit son porcher. Il est tiré de la misère par son autre frère, Damien, prêtre, qui lui fait faire les meilleures études à Ravenne, Faenza et Parme. Il devient professeur de rhétorique.
En 1035, il devient ermite à Fonte Avellane, monastère fondé par saint Romuald, dont il écrivit la vie. Il en devint prieur en 1043. Il se fait alors connaître par sa correspondance et ses visites auprès de nombreux monastères, personnalités ecclésiastiques et civiles, jusqu’aux empereurs germaniques dont il devient proche. Le pape Étienne IX le crée cardinal-évêque d’Ostie en 1058 ; il participe alors pleinement à la vie tourmentée de l’Église de son époque, mène plusieurs légations et participe à de nombreux synodes. En rentrant du concile de Chalon (1063), il passe à Besançon et écrit l’année suivante à l’archevêque Hugues Ier (« Contra sedentes tempore divini officii » [Op. 39] dans Opera omnia, t. II, Migne, 1853, col. 641-648). Déchargé à sa demande de la charge épiscopale, il retrouve Fonte Avellane en 1067. Mais il doit encore intervenir dans les affaires de l’Église en 1069 et 1072, année de sa mort au retour d’une mission à Ravenne. Le pape Léon XII étend sa fête à l’Église universelle en 1823 et le proclame Docteur de l’Église en 1828.
 
On retiendra ici que saint Pierre Damien est avant tout un ermite dont la contemplation, la vie intellectuelle et le ministère ecclésiastique trouvent leur source dans la lumière du Mystère divin, exprimé dans les Écritures, notamment l’Ancien Testament, qu’il médite et commente sans cesse, illustrant tous ses écrits, avec l’aide des œuvres de saint Jérôme et saint Grégoire le Grand surtout. On trouvera par exemple un commentaire éclairant de Mc 1,23s à la lumière du livre de la Genèse (p. 98-100), qui rejoint l’exégèse la plus authentique.
La profonde expérience mystique de Pierre Damien a pour effet de lui faire rejeter tout ce qui ne provient pas de cette « loi divine », empreinte d’une « immense douceur » (p. 104-105), et de susciter en lui le désir de « comprendre le Créateur », champ inépuisable pour l’exercice de la raison éclairée par la foi, et le développement d’une science sacrée authentique (contre une « fausse dialectique » qui se développe alors dans les écoles cathédrales). De fait, Pierre Damien se montre ici le défenseur d’une théologie traditionnelle héritée des Pères et pratiquée dans les monastères, contre la nouvelle théologie scolastique qui risque de s’égarer dans des disputes stériles ou de se faire dominer par la raison philosophique. Précisons que – contrairement à la réputation qui lui est faite – Pierre Damien n’est ni obscurantiste ni contre l’idée d’une science sacrée, ainsi qu’il l’écrit à Hugues Ier de Besançon, en louant les jeunes clercs de son église lesquels lui ont paru « comme dans le gymnase d’une Athènes céleste, s’adonner avec pénétration aux études de la vraie philosophie ».
De même, Pierre Damien perçoit douloureusement les errances morales dans lesquelles se noient à son époque les clercs de tous bords : évêques, prêtres et moines. Il rédige pour Léon IX un rapport accablant des mœurs du clergé, le Liber gommorhianus – sorte de « Rapport Sauvé » avant l’heure – qui rendait une réaction de l’Église au plus haut niveau nécessaire – ce que fit Léon IX.
 
L’auteur de l’ouvrage est surtout intéressé par l’évolution de la pensée médiévale et moins porté sur la vie spirituelle et concrète des ermites de Fonte Avellane, qui – en regard de l’exubérance littéraire de saint Pierre Damien – semble d’une extrême austérité. Ce contraste nous prouve – au besoin – que l’austérité érémitique n’est au moins pas incompatible avec une activité intellectuelle soutenue, et nous appelle à faire quelques lectures complémentaires.
 
Étant donné la personnalité de Pierre Damien – homme voué et attaché à la contemplation, tout en étant appelé aux plus hautes fonctions ecclésiastiques face à un naufrage moral général du clergé et un conflit latent avec autorités civiles (notamment sur les investitures aux charges ecclésiastiques – que Pierre Damien ne conteste pas comme telles : il espère encore à la réussite d’un césaro-papisme où Pape et Empereur agissent d’un même cœur, rêve qui échouera au temps de Grégoire VII) – on ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec notre bien-aimé Pape Benoît XVI.
 
Il est ainsi très intéressant de se reporter à la leçon que le grand pape a donnée en 2007 pour la fête de saint Pierre Damien. Nous avons là un éclairage très spécial – à travers celle de Pierre Damien – de la figure du pape lui-même :
 
« Il incarne un choix évangélique radical et un amour sans réserve pour le Christ, exprimé de manière si heureuse dans la Règle de Saint Benoît : « Ne rien placer, absolument rien, avant l’amour pour le Christ. » En tant qu’homme d’Église, il œuvra avec une sagesse clairvoyante en effectuant également, lorsque cela était nécessaire, des choix hardis et courageux. Toute son existence humaine et spirituelle s’inscrit dans la tension entre la vie érémitique et les engagements ecclésiaux. […] La vie érémitique constituait pour lui un rappel puissant à tous les chrétiens du primat du Christ et de son règne. […] Bien que concentré sur l’unum necessarium, il ne reculait pas devant les exigences pratiques que l’amour pour l’Église lui imposait. Il était poussé par le désir que la communauté ecclésiale se présente toujours comme une épouse sainte et immaculée, prête pour son Époux céleste, et il exprimait avec un ars oratoria éloquent son zèle sincère et désintéressé pour la sainteté de l’Église. […] À une époque marquée par des particularismes et des incertitudes, et orpheline de principes unifiants, Pierre Damien, conscient de ses limites – il aimait à se définir peccator monachus – transmit à ses contemporains la conscience que ce n’est qu’à travers une constante tension harmonieuse entre deux pôles fondamentaux de la vie – la solitude et la communion – que peut se développer un témoignage chrétien efficace. Cet enseignement n’est-il pas également valable pour notre époque ? Je forme volontiers le vœu que la célébration du Millénaire de sa naissance contribue à en redécouvrir l’actualité et la profondeur de la pensée et de l’action, mais qu’elle soit également une occasion propice pour un renouveau spirituel, personnel et communautaire, en repartant constamment de Jésus-Christ, « le même hier, aujourd’hui et à jamais » (cf. He 13,8). » (Benoît XVI, La sainteté ne passera pas, Parole et Silence, 2009, p. 43-46)