DELSOL C., La Fin de la chrétienté, Éditions du
Cerf, 2021.
L’ouvrage est intéressant, facile à lire, suggestif, mais il
me laisse un peu sur ma faim.
La thèse principale de l’auteur consiste en « l’inversion normative »
de la civilisation occidentale. D’abord
païenne la civilisation gréco-latine essoufflée, s’est métamorphosée (p. 50)
en une nouvelle civilisation judéo-chrétienne sous le règne de l’empereur d’Orient
Théodose, lequel impose juridiquement la morale chrétienne à l’ensemble de la
société (infanticide, divorce…). Le point de bascule est situé à la bataille du
Frigidus (394) quand ses troupes « chrétiennes » écrasent les
troupes « païennes » d’Eugène, tyran usurpateur de l’empire d’Occident
(p. 48).
Nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse d’épuisement
de la chrétienté, qui laisse émerger un nouveau monde redevenu païen. Ceci s’observe
notamment à travers l’établissement des nouvelles lois sociétales, retour au modus
vivendi des antiques.
La morale pratique révèle la croyance profonde des personnes :
l’inversion normative ne concerne pas uniquement les mœurs mais aussi et
principalement la religion. « Il n’y a que la loi du caprice qui n’engage
aucune croyance, et encore, pour n’apparaître pas frivole, se prétend-elle mue
par le principe de liberté » ! (p. 45). Aujourd’hui, l’écologie
apparaît comme la nouvelle religion dominante, la nouvelle philosophie de vie
(p. 103-104).
L’impulsion du retour de balancier semble être suscitée par
la prétention de l’Église à vouloir imposer une définition dogmatique – scientifique
– de la vérité, qui se mue en prison morale pour toute la société. Michel
Villey (p. 122) attribuait la faute à l’esprit cartésien : « Tort de
Descartes, d’exiger partout l’évidence. Faute d’accepter le clair-obscur, il
nous a livré à la nuit » (Le livre des Pages, Paris, PUF, 1995, p.
43) En récusant radicalement la définition dogmatique et la morale qui en
résulte, on aboutit aux révolutions du xviiie
et de la fin du xxe siècle :
« Le christianisme disait exprimer la réalité, alors que sur cette terre
on ne peut que l’interpréter. Il fallait mettre un terme à cette prétention »
(p. 123). « Pour John Milbank (Théologie et théorie sociale. Au-delà
de la raison séculière, Paris, Ad Solem-Éditions du Cerf, 2010, p. 625),
les dérives séculières de la société chrétienne occidentale ont résulté des
excès philosophiques : les croyances théologiques ont été considérées à
tort comme des affirmations scientifiques. » (p. 123). Ainsi, pour notre
auteur « nous avions profané l’idée de vérité, à force de vouloir à tout
prix identifier la foi à un savoir », tandis que pour Milbank, « ce
qui distingue le christianisme, ce n’est pas qu’il est vrai au sens classique,
mais “il offre une meilleure histoire” (Le Figaro, interview du 27
avril 2018) » (p. 124).
Partie prenante du changement, le clergé lui-même se charge (de
manière dramatique) de la culpabilité du système qu’il a promu jusqu’alors (p.
70) et abandonne la tutelle de la morale qu’il avait initialement reçue de Dieu
(Moïse) à l’État (ou au nouveau clergé des plateaux-télé), via les
comités d’éthique (p. 107). Les mouvements d’Action Française (Maurras) ou
les traditionnalistes (auxquels on pourrait ajouter l’Action Catholique, dans
son ordre), apparaissent historiquement comme des soubresauts sans lendemains,
des tentatives de restauration sans issue, au mieux « pour l’honneur »,
devant la puissance du courant inverse.
Néanmoins, le courant néo-païen ou libéral ignore qu’il se
développe sur des principes « qui le précèdent et qu’il n’aurait pas su
inventer : le respect des contrats, par exemple » (p. 113). Le « paradoxe
de Böckenförde » s’énonce ainsi : « L’État libéral sécularisé
vit de présupposés qu’il n’est pas en lui-même en mesure de garantir. »
Péguy concevait ainsi le moderne comme un « parasite » « ingrat
parce qu’il refusait de reconnaître l’héritage indispensable de ses prédécesseurs,
et infidèle parce qu’il dégradait et déshonorait cet héritage désavoué »
(p. 114). L’auteur préfère le concept de « palimpseste » (Maïmonide),
où il s’agit de récupérer l’ancien, le réemployer, le détourner pour en travestir
le sens, exactement comme le christianisme s’était autrefois approprié le païen
pour le baptiser, faisant des temples des églises (J. Daniélou, Mythes
païens, mystères chrétiens, Paris, Fayard, 1967) (p. 115-117).
Deux univers s’opposent ainsi d’un point de vue religieux :
l’univers judéo-chrétien qui repose sur la séparation entre temporel et
spirituel, entre l’ici-bas et l’au-delà ; tandis que le monde païen se
présente comme unifié, panthéiste (p. 51).
La première manifestation du monothéisme s’observe, selon l’auteur,
d’abord chez Akhénaton (échec) mais surtout chez Moïse, ce que Tacite avait
bien perçu : « Moïse, pour s’assurer la fidélité de cette nation, lui
donna des rites nouveaux et opposés à ceux des autres mortels. Là est profane
tout ce qui nous est sacré et, par contre, permis tout ce que nous tenons pour
abominable » (Histoire, Livre V, iv).
Selon Théo Sundermeier (Religion – was ist das ?,
Francfort, Suhrkamp, 2007), il y a opposition entre les « religions
primaires » (cosmothéismes et polythéismes naturels) et les « religions
secondaires » (transcendance, révélation, intériorité et monothéismes, non
naturelles), ces dernières « de croyance trop complexes pour n’être pas
fragiles [… sont] susceptibles de s’effacer pour laisser réapparaître les
religions primaires » (p. 86-87). Et l’auteur de constater : « C’est
bien ce qui nous arrive aujourd’hui. » (p. 87), et qui était déjà apparu dès
la Renaissance (p. 89).
Bergson également avait perçu cette opposition entre deux types
de morales : « la plus évoluée – la morale ouverte –, s’établissant à
partir de personnalités héroïques servant de modèles. Morale plus évoluée car “la
vérité est qu’il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour” (Les
deux sources de la morale, Paris, PUF, 1932, p. 51). Le modèle peut être
Jésus ou Bouddha, dans ce qu’on va appeler aujourd’hui les religions
secondaires. Si l’on reprend les catégories bergsoniennes, l’appel du panthéisme
aujourd’hui est un retour aux morales closes, sans héros, pour lesquelles tous
sont égaux et suivent la loi du monde » (p. 95-96).
Ainsi, d’une part, la « morale naturelle » appartient
davantage aux peuples non-chrétiens acceptant voire glorifiant des pratiques
récusées par la morale chrétienne, laquelle se révèle davantage comme la manifestation d’une révélation paradoxale (p.
126-127). Et cette nouvelle morale, affranchie de sa transcendance
fondatrice, étend sa domination sans partage : « Le plus significatif
à cet égard est certainement ce courant de l’Évangile social […] qui influença
durablement Martin Luther King, les théologiens de la libération, puis aujourd’hui
le pape François et les mouvements décoloniaux. Rauschenbush remplace le salut
spirituel par le salut social. Il remplace l’espérance du ciel par l’espoir d’une
vie meilleure sur terre. Il remplace la religion par la seule morale, ou
encore, fait de la morale une religion » (p. 128). « A cet égard, les
discours de nos élites ressemblent trait pour trait aux sermons ecclésiastiques.
Le contenu de la nouvelle morale, une philanthropie assez pleurnicharde et très
victimaire, dominée par l’émotion et le sentimentalisme, trouve ses raisons d’être
dans l’évolution générale. Car la désaffection à l’égard de la vérité et l’agnosticisme
ambiant suscitent l’humanitarisme : “Quand il n’y a plus de vérité, l’idée
de communauté prend la place”, s’en explique G. Vattimo (Christianisme et
modernité, Paris, Champs-Flammarion, 2014, p. 93) » (p. 134).
Prophète, Charles Péguy (L’Argent, dans Œuvres en
prose, t. III, Paris, Gallimard, 1992, p. 788 – cité ici p. 78) avait déjà compris
cela : « Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé
depuis trente ans. Il y a eu l’âge antique (et biblique). Il y a eu l’âge
chrétien. Il y a l’âge moderne. »
Après cette lecture, j’émets deux bémols et suggère deux
observations.
En guise de bémol, je pressens que l’ouvrage manque parfois
de rigueur historique, ce qui génère des à-coups logiques et dévalorise un peu
la réflexion de fond.
Ainsi sur la pédophilie par exemple, où l’on comprend tout
au long de l’ouvrage que l’église serait gangrenée par ce cancer de manière
systémique (sans le dire), il n’est pas relevé qu’il se développe particulièrement
au moment de la crise du clergé, lorsque ce dernier abandonne la tutelle de la
morale pour une adopter une morale de la charité et de la miséricorde, laquelle
permet de couvrir en pratique, voire de justifier par des théologies perverses,
bien des errances (en suivant à l’époque le discours des élites faisant la promotion
du mal pour en devenir les inquisiteurs médiatiques aujourd’hui) (p. 131).
Sur ce point, les études historiques concernant les frère Philippe
par exemple, ont bien montré que strictement condamnés par la hiérarchie ecclésiastique
dans les années 30/40, ils ont été coupablement laissés en roue-libre après-guerre...
De même, à une époque bien antérieure, l’inquisiteur de Besançon Dominique
Vernerey, a été assez rapidement arrêté et emprisonné pour pédophilie et mœurs dissolues
(1664). Le Saint-Office a chargé l’archevêque de l’enquête et réservé le
jugement au Pontife romain (1665), qui l’a démis de sa charge en 1668. Si Jules
Chifflet (conseiller ecclésiastique au Parlement de Dole) juge vers 1676 qu’il
a été dommageable de rendre public ce scandale, et qu’il aurait mieux valu
envoyer le coupable faire pénitence dans un monastère, « hors des yeux du
monde », comme on le faisait alors pour les clercs auteurs de crimes – c’est-à-dire
en les condamnant à une forme de prison pénitentielle à vie – il considère néanmoins
naturellement les crimes commis comme parfaitement répréhensibles (H. Moreau, Église,
gens d’Église, et identité comtoise, Éditions du Cerf, 2019, p. 439). La
société chrétienne d’alors paraît saine de jugement, à Besançon ou à Dole comme
à Rome, comme il se doit.
Concernant le divorce, on apprend que la société païenne
antique ne l’autorisait qu’avec parcimonie, mais « les lois sur le divorce
se sont faites, avec le temps, de plus en plus permissives. Pour finir, même
les femmes pouvaient demander le divorce, rendu aisé et rapide – sur message
porté par un esclave. Les empereurs chrétiens qui se succèdent vont au
contraire le pénaliser » (p. 52). Les restrictions sur le divorce n’apparaissent
donc pas tant le fait des chrétiens (sinon son interdiction absolue) que la
pratique courante d’une société équilibrée, païenne ou non. La libéralisation
du divorce apparaît au contraire comme un marqueur de décadence. Ainsi, la liberté
actuelle tend plutôt à montrer que bien au-delà d’un signe de fin de la
chrétienté, c’est surtout la civilisation occidentale comme telle qui est
malade. Si les populations gréco-latines christianisées n’avaient pas fait leur
la nouvelle rigueur législative, les prétentions de l’Église seraient restées
lettre-morte, mais n’ont-elles pas vu au contraire positivement dans ce sursaut
moral un rempart contre le risque de dislocation de la société généré par l’installation
partout en Occident de barbares aux mœurs différentes ? Le christianisme
aurait alors apporté une vitalité nouvelle pour que l’ordre du monde antique continue.
Le sujet appelle sans doute un approfondissement.
Pour finir, deux observations nous appellent à réflexion.
La première concerne la « séparation » entre terre
et ciel, comme marqueur fondamental de la religion judéo-chrétienne, contre
tous les paganismes panthéistes. Il est indubitable que cette séparation est
marquée architecturalement dans les églises (nef séparée du chœur) et
liturgiquement (ordination sacerdotale). Or c’est bien elle qui est obscurcie
sinon niée depuis quelques décennies dans ces deux mêmes domaines, par une
architecture et une liturgie autocentrées. N’y-a-t-il pas tentative ou
tentation de « naturaliser » le mystère chrétien pour le rendre
acceptable au monde actuel ? Mais dans ce cas, il perd l’expression qu’il
est de la Révélation, de la transcendance de Dieu.
Je profite à ce propos pour marquer mon désaccord avec une
conception du dogme qui semble courir tout au long de l’ouvrage, dogme défini comme
science de la vérité, de la réalité positive, comme propriété du christianisme.
La définition me paraît injuste : le dogme chrétien – et celui formulé à Chalcédoine
notamment – est défini de manière négative : on ne dit pas ce qui est, car
c’est indicible, mais ce qui n’est pas. Le dogme est un garde-fou, pas une
définition positive. La vérité demeure mystère, y compris dans l’illumination où
elle se donne à la contemplation.
La seconde observation concerne la fin de l’ouvrage, où l’on
attend, l’on espère, quelques indications, quelques repères, pour que l’espérance
chrétienne ne meure pas, après un tel effondrement. Si l’on a compris que l’action
(Française ou catholique) sont des combats d’arrière-garde ; si l’on se
dit qu’on forme au catéchisme des « soldats pour waterloo », des « soldats
pour une guerre perdue » (p. 153, 155)… que reste-t-il ? L’auteur
invite les chrétiens à quitter toute prétention de puissance, de pouvoir sur la
société, pour devenir davantage des repères, des exemples (p. 157), cultivant
les vertus de patience et de persévérance (p. 163), aspirant à la sainteté (p.
165), sans pour autant idéologiser/ dogmatiser des principes et des fondements dont
la postmodernité a programmé la destruction (p. 166), mais en se raccrochant
au fait que « le christianisme est encore, à sa manière, l’esprit des
lieux » (p. 170). C’est quand même un peu triste.
La foi porte au contraire à se mettre au service de Dieu,
qui seul peut donner l’Esprit qui a la puissance d’illuminer le monde ; lumière
et vie dont le monde a toujours et aura toujours besoin. Car le paganisme, c’est
l’Égypte : il est à maturité une prison dont l’homme aspire à être délivré.
Aimer Dieu et le servir est aujourd’hui comme toujours le meilleur moyen d’aimer
son prochain et de lui rendre service. C’est ce qu’ont fait les moines aux
temps d’effondrement : n’ont-ils pas réussi alors ?