DAHAN G., La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Age.

 
DAHAN G., La polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Âge, Albin Michel (coll. « Présences du judaïsme »), 1991.
 
Déjà ancien (1991), ce petit ouvrage, qui se lit en quelques heures et sans aucune difficulté, n’a pas pris une ride. Il est une leçon de découverte mutuelle entre juifs et chrétiens et une invitation non pas seulement au dialogue mais aussi au travail commun. Sans occulter aucunement les oppositions parfois violentes, Gilbert Dahan veut en effet montrer qu’il en fut autrement à certaines époques : « on n’oubliera pas que cette époque – particulièrement le xiie siècle – a été aussi entre chrétiens et juifs celle d’un partage des connaissances, bibliques, philosophiques, ou scientifiques » (p. 139).
 
Après une exposition du « cadre historique » (chap. i), l’auteur montre une évolution dans le dialogue (chap. ii) : de « discussions spontanées » (et plutôt ouvertes) au xiie siècle, une « mise en garde » est portée par l’Église à l’encontre des chrétiens insuffisamment formés pour s’engager dans un tel dialogue, pour aboutir enfin à un raidissement et à l’organisation de « débats forcés ». Entre-deux l’Église a découvert le Talmud et en a organisé le procès (1240).
Gilbert Dahan décrit ensuite les types d’ouvrages de controverses (chap. iii) : recueils de testimonia (recueils de passages scripturaires servant à l’argumentation), dialogues réels ou fictifs et traités. Dans cette matière, il extrait les ressorts, ou plutôt l’« art de la polémique » (chap. iv), évoquant la stratégie, les arguments d’autorité et de raison.
En ce qui concerne les arguments d’autorité, assez rapidement les chrétiens se sont aperçus que les juifs n’avaient pas le même canon des livres reçus – certains livres reconnus par les chrétiens sont jugés apocryphes par les juifs (par ex. le livre de Baruch), et qu’à l’intérieur même de ce canon se posait le redoutable problème des versions, des traductions (par ex. les chrétiens s’appuient sur la Vulgate latine ou la Septante grecque, qui sont des traductions, tandis que les juifs se réfèrent au texte hébraïque massorétique qui, non vocalisé, permet différentes interprétations). C’est ainsi que petit à petit, les chrétiens en sont venus à utiliser les textes des juifs eux-mêmes (les livres bibliques selon le canon hébraïque, les targums – dont la Septante peut éventuellement faire partie –, le Talmud et les midrashim, c’est-à-dire les commentaires rabbiniques, dont celui de Rachi particulièrement) pour enrichir leur argumentation. Il est évident que cette complexité a provoqué en retour les chrétiens à s’interroger sur la critique interne de leur propre tradition textuelle, générant ainsi les importants travaux d’exégèse d’André et Richard de Saint-Victor, Nicolas de Lyre… Pour répondre à ces défis, il fut rapidement exigé des controversistes et exégètes la maîtrise du grec et de l’hébreu, mais aussi de l’araméen et de l’arabe. En 1311-1312, le concile de Vienne demanda logiquement la création de chaires universitaires dans ces langues (p. 114.)
Gilbert Dahan dégage trois thèmes principaux de polémique : le « Verus Israël », quel est le "véritable Israël" : « Dès ses débuts, le christianisme a voulu assumer intégralement l’héritage d’Israël et en déposséder le peuple juif : la venue du Christ marquait dans l’histoire de l’homme un tournant » (p. 126). (On reconnaît ici la doctrine de la substitution, d’obédience marcionite, aujourd’hui remise en question. Que l’Église fasse vœu d’assumer l’héritage d’Israël n’est sans doute pas condamnable. Au contraire de la volonté de s’inscrire dans la continuité, celle de déposséder Israël de ce qui est son bien légitime en vertu de la Promesse, génère une rupture qu’un judéo-chrétien ne comprendrait pas.)
Dans la logique de la rupture s’inscrit le second thème de polémique, celui de l’interprétation de la Bible. (En effet, une exégèse judéo-chrétienne en langue hébraïque ou araméenne s’inscrit plus naturellement dans les controverses internes au judaïsme, tandis qu’une exégèse en langue grecque ou latine, culturellement externe au judaïsme, conduit plus facilement à une interprétation étrangère, en l’occurrence alimentée par l’usage parfois immodéré de l’allégorie et des préfigurations.) En réalité les deux premiers thèmes de polémiques s’alimentent l’un l’autre.
Le troisième thème est celui de la venue du Messie, pierre d’achoppement inévitable, évidemment. Ce débat ouvre la réflexion sur les différentes perceptions possibles de l’Histoire sainte et de l’eschatologie, des fins dernières. Probablement sera-t-il toujours ouvert jusqu’à la Parousie.
 
Pour finir, on doit particulièrement saluer Gilbert Dahan pour la manière dont il a traité de son sujet, avec une bienveillance exceptionnelle pour les auteurs étudiés, même quand ceux-ci sont agressifs. Laissons-lui le mot de la fin : « Je peux t’aimer ou te haïr, mais si je veux engager le dialogue avec toi, je dois reconnaître ton altérité, ta fondamentale différence d’avec moi, respecter tes choix. Mais ne pas rester muet parce que tu es Autre : te parler, te provoquer, te comprendre – pour à la fois te dire mon amour (tu es mon prochain, tu es mon lointain) et me faire séduire par toi. À ce jeu dangereux, et qui est beaucoup plus qu’un jeu, tu peux perdre ton âme, je peux perdre mon âme.
Je crois que certains auteurs du xiie et du xiiie siècle sont arrivés à ce point infime de grâce ténue, réalisant un dialogue qui peut servir de modèle aux hommes d’aujourd’hui : forts dans leur foi et en même temps ouverts à autrui, prêts à écouter, à comprendre, prêts aussi à risquer leur âme dans cette confrontation. Jusqu’à quel point ? » (p. 138.)