BECKER A. H. et REED A. Y. (dir.), Judaïsme et
christianisme : point de rupture ?, Éditions du Cerf, 2024.
Bien que paru en 2024 en français, cet ouvrage a déjà plus
de vingt ans d’âge. Il regroupe les contributions données lors d’une conférence
tenue à Princeton du 9 au 11 janvier 2002 et publiée en 2003, à laquelle
participaient des professeurs d’Oxford. Dan Jaffé motive cette édition française
tardive (mais toujours d’actualité) de la manière suivante : « Les master
narratives sont remises en question, elles implosent au bénéfice d’une pensée
plus microscopique, on s’attache davantage aux voix silencieuses, aux
témoignages rares. On pense judaïsme rabbinique et christianisme primitif en
termes de construction parallèle l’un en fonction de l’autre et non pas
exclusivement l’un face ou contre l’autre. Ainsi les facteurs d’emprunt
réciproques, les manifestations liturgiques communes, toutes formes de
passerelles entre ces deux traditions religieuses sont repensées à l’aune d’une
nouvelle grille de lecture : une séparation floue, lente et progressive
entre juifs et chrétiens durant de nombreux siècles. » (p. 7-8).
Cette nouvelle perspective, voire ce nouveau paradigme d’interprétation
des témoignages antiques – s’il passe d’hypothèse au statut de nouveau « narratif »
– est pour le moins alléchante pour qui s’intéresse au christianisme antique et
à tout ce qui le constitue : liturgie, exégèse et théologie, pratique
religieuse…
On s’attend donc à trouver dans cet ouvrage des dossiers solides,
argumentés et truffés d’informations appétissantes permettant de « faire
son beurre ». Sur ce plan, le lecteur ressort de la lecture un peu déçu :
l’annonce publicitaire ne renvoie pas à des éléments très probants. On voudrait
que la séparation soit tardive et qu’en de nombreux endroits dans l’Empire
romain et en dehors, le judéo-christianisme ait été bien vivant. Mais il y a loin
entre le désir et les preuves, lesquelles apparaissent bien maigres.
Pour autant, ces preuves ne sont pas inexistantes et elles
semblent déjà justifier le fait qu’on puisse et qu’on doive se poser la
question de séparations tardives en plusieurs régions. Évidemment, ces preuves
sont recouvertes par les sédiments déposés par les « vainqueurs »,
ceux de la séparation, les « pagano-chrétiens » en christianisme, et les
rabbins en judaïsme. C’est là, en arrivant à lire entre les lignes, que la
pêche s’avère prometteuse. On le voit dans l’étude sur le jeûne des Quatre
Temps de septembre, à comparer avec celui de Yom Kippour (Daniel Stöckl Ben Ezra,
p. 357s) ou dans l’analyse du Martyre de Polycarpe (E. Leigh Gibson, p.
203s).
On s’aperçoit ici que la liturgie comme les témoignages
patristiques peuvent charrier des pépites invisibles à l’œil non exercé. Mais
lorsque l’artefact est mis en lumière, alors d’autres éléments déjà connus, comme
la tradition quartodécimane notamment, prennent une importance nouvelle et remodèlent
notre perception de certains environnements. On en vient à porter notre
interrogation sur d’autres témoignages susceptibles d’être significatifs. Au
bout du compte, le récit historique change.
D’une autre manière, presque plus impressionnante, la
découverte (pour nous) de la figure de Rabbi Ichmaël et de son environnement
narratif donne le sentiment que si quelque chose du judaïsme demeure d’une manière
ou d’une autre en christianisme, l’inverse aussi semble vrai, aussi incroyable
que cela puisse paraître. Car comment comprendre la littérature des Palais, le
Livre hébreu d’Hénoch, en dehors de la figure de Jésus et de son ascension ?
Ou bien ne doit-on pas relire les évangiles à la lumière d’un fond commun où se
trouve en bonne place la figure d’Hénoch ? Par ricochet, on s’interroge
sur l’Apocalypse, la Lettre aux Hébreux, et même certains passages
de l’évangile de Luc. C’est là qu’on mesure le caractère novateur de ces
études, en 2002, qui ouvrent un champ de recherche immense.
De la même manière qu’en histoire et en archéologie, il convient
de résorber aujourd’hui le « point aveugle » de la présence ancienne
du judaïsme en France, convient-il également de contribuer à cet effort en
faisant le même travail en histoire de l’Église, dans toutes ses dimensions.
Car, si nous faisons droit à l’hypothèse de la construction parallèle, d’une
lente séparation, nous disposons en Gaule puis en France de nombreux témoignages
non seulement d’une présence juive traditionnelle mais aussi d’une possible continuité
judéo-chrétienne assez tardive, si ce n’est dans les personnes au moins dans
les pratiques liturgiques qui résistent le plus à l’érosion du temps. Ce
travail reste à faire, et c’est un bon programme d’étude.