J’ai l’habitude de corner les pages auxquelles se trouvent
des passages importants, afin de les retrouver plus facilement. Le problème
apparaît ici pour ce livre, à la fin, quand presque toutes les pages sont
cornées… ! On l’aura compris cet ouvrage mérite d’être lu et relu, et
médité.
L’auteur, Abraham Joshua Heschel (1907-1972) fut rabbin,
théologien, philosophe et poète. Avant sa déportation en 1938, il fit des
études talmudiques et philosophiques à Berlin et enseigna à Francfort. Ayant pu
gagner l’Angleterre en 1939 puis les États-Unis, il enseigna l’éthique et la
mystique juive dans plusieurs universités. En tant que conseiller théologique
du Comité juif américain, il fut amené à s’inscrire dès 1962 dans le sillage de
Jules Isaac, initiateur avec son ami le pape Jean XXIII d’un nouveau dialogue
entre juifs et chrétiens. C’est ainsi qu’il devint proche du cardinal Augustin Bea,
chargé par Jean XXIII de rédiger une déclaration positive sur le judaïsme, laquelle
deviendra – dans le cadre du concile Vatican II – la déclaration Nostra Aetate.
Les Bâtisseurs du temps est un ouvrage facile et
rapide à lire – et qui pourtant ouvre à chaque page à une méditation qui pourrait
durer des jours. Le lecteur se trouve plongé dans la tradition hassidique d’Europe
centrale dans ce qu’elle a certainement de meilleur, où toute la vie est
illuminée par la lumière de la Thora et du « septième jour », le jour
du Sabbat. On y trouve une forme d’innocence et de simplicité de vie –
illustrée par mille petites histoires de rabbins – quoique probablement un peu
idéalisée quand même.
Un chrétien ne peut pas, à la lecture de ces pages, ne pas y
trouver une lumière qui lui rappelle celle de la Transfiguration. On trouve donc,
dans l’écriture d’Abraham Heschel, et plus profondément dans la tradition juive
hassidique une communion spirituelle tout aussi intense que réjouissante. La « joie »
n’est-elle pas, à propos, le grand message du rabbi Israël Baal Shem Tov ?
En fait, la tradition hassidique est peut-être aux juifs ce que l’Orient
hésychaste est aux chrétiens. Saint Séraphim de Sarov n’appelait-il pas ses
interlocuteurs « Ma joie » ? En regard le christianisme latin
ressemble pour beaucoup au judaïsme sépharade, davantage structuré par la
raison et par le droit, plus perméable au monde environnant dont il adopte la
langue.
Abraham Heschel est néanmoins philosophe, et on trouve au
long de son ouvrage, une réflexion profonde sur l’espace et le temps dans
lequel s’inscrit la révélation de Dieu, réflexion dans laquelle se retrouve également
le chrétien, sur un mode différent quoique parallèle. Qu’on en juge par ces
quelques lignes, prises au vol, au milieu de bien d’autres :
« Les divinités des autres peuples étaient associées à
des endroits déterminés, à des objets, mais le Dieu d’Israël était le Dieu des
événements : Celui qui a délivré de l’esclavage, Celui qui a révélé la
Thora, Celui qui [se] manifeste dans les événements historiques plutôt que dans
les objets ou des lieux. Ainsi naquit la foi dans l’incorporel, dans ce qui
dépasse l’imagination. Le Judaïsme est une religion du temps, tendant à
la sanctification du temps. Pour l’homme dont l’esprit est dominé par le
spatial, le temps est sans variations […]. Mais la Bible possède le sentiment d’un
temps diversifié. Il n’existe pas deux heures semblables. Chaque heure est unique
et infiniment précieuse. Le Judaïsme nous enseigne la sainteté dans le
temps, nous devons nous attacher aux événements sacrés, nous devons
apprendre à consacrer les sanctuaires qui émergent du grandiose écoulement de l’année.
Le Sabbat est notre cathédrale, et notre Saint des Saint est un sanctuaire que les
Romains ni les Germains n’ont pu détruire, un sanctuaire que l’apostasie même
ne saurait souiller ; le Jour de Kippour, le Grand Pardon. Selon nos
anciens rabbins, ce n’est pas le fait que nous priions au Jour du Grand Pardon,
mais le Jour en lui-même, l’« essence du Jour », qui, avec le repentir
de l’homme, expie les péchés de l’homme. » (p. 104-105).
« Telle est la
réponse au problème de la civilisation : ne pas fuir le royaume de l’espace ;
agir par les objets spatiaux, mais n’être amoureux que de l’éternité. Les objets
sont les instruments dont nous nous servons ; l’éternité, le Sabbat, c’est
notre compagne intime. Israël est fiancé à l’éternité. Même si nous dédions les
six jours de la semaine aux activités terrestres, notre âme est l’épouse du
septième jour. » (p. 153).
Nous découvrons alors, au fil du texte que le Sabbat semble au
Juif, en termes de lumière et de présence divine, ce que la résurrection de
Jésus est au chrétien. Pour ce dernier la résurrection advient ainsi comme le
couronnement du sabbat puisqu’elle a lieu à l’aube du huitième jour, premier
jour de la nouvelle création. Il se passe comme si le sabbat juif était déjà
illuminé de la lumière de la résurrection, dans l’attente paisible et joyeuse
de cette théophanie. Le samedi saint, en tradition chrétienne, est déjà empreint
de cette lumière par anticipation. Même si ce jour tout semble mort, en réalité
la vie est déjà à l’œuvre souterrainement, secrètement dans le repos, avant d’éclater
au huitième jour. Deux faces d’une même pièce ?
À l’école d’Abraham Heschel, un chrétien peut apprendre à faire,
non seulement de chaque heure et chaque jour, mais aussi de toute la vie comme
un grand sabbat : un temps consacré à l’attente joyeuse et paisible de la
venue de la gloire du Seigneur qui vient. N’est-ce pas d’ailleurs une des fonctions
de la liturgie que de nous apprendre à vivre de cette façon, de nous faire
entrer dans ce temps sacré, afin de s’y sanctifier ?