
Elle est ainsi curieuse l’ambiguïté de la photo de la page de couverture, qui représente un jeune adolescent habillé à la mode hassidique, alors que le livre marginalise ce courant en le cantonnant à une période de l’histoire en Europe centrale, autour du personnage du Baal Shem Tov (1700-1760). Comme si, à travers ce livre, invitation était faite à la jeunesse juive actuelle, peut-être plus sensible à une forme identitaire d’existence, à se tourner au contraire vers ce courant éthique-libéral, engagé politiquement souvent, et en tension avec certaines expressions de vie religieuse. On ne manquera pas de relever le parallèle à faire avec la situation actuelle dans l’Église. Comme si des « cathos de gauche » proposaient à la jeunesse une Histoire des chrétiens, en plaçant en couverture une photo de l’actuel pèlerinage de Chartres…
À travers les 80 chapitres, l’honnête homme découvre donc l’Histoire des Juifs. Plus qu’un voyage, je dirais 80 pages d’un album familial, où l’on découvre une diversité (et une vitalité) exceptionnelles. Il est difficile de dire « les Juifs » tellement ceux-ci diffèrent dans l’espace et le temps. Se reconnaîtraient-ils les patriarches et les prophètes, les pharisiens de Jérusalem au temps de Jésus, les Judéens de la diaspora à Rome et ceux d’Alexandrie, les rabbis de Babylone, les Sépharades d’Espagne et d’Afrique du Nord et les Ashkénazes d’Europe centrale, Maïmonide et le Baal Shem Tov dont nous parlions tout à l’heure. Et Spinoza rattrapé par le bout du pantalon, Golda Meir… ? Il y a de tout : du Juif pieux au Juif athée, le Juif communiste… Finalement, le judaïsme est comme le christianisme, avec autant de diversité. Doit-on en conclure que la lecture de la Torah (et du Talmud) a la même fonction fondatrice que le baptême en monde chrétien, tout divergeant ensuite ? Le phénomène religieux est pour le moins complexe, mais il est vivant.
Fondamentalement, il s’agit d’une question de foi et d’une question de fidélité à la tradition apostolique.
La question de foi est celle de l’avènement du Règne de
Dieu. La tentation fondamentale des hommes est de vouloir accélérer l’histoire,
réaliser par eux-mêmes les promesses de Dieu (on voit dans l’ouvrage que les
Juifs eux aussi n’échappent pas non plus à cette tentation). En monde chrétien,
cela se traduit par l’instauration d’une chrétienté politique et sociale, dans
laquelle par principe les Juifs n’ont pas d’espace légitime, sinon celui de
Sioux parqués pour la mémoire historique (Saint Augustin).
Cette question théologico-politique de la chrétienté comme Règne de Dieu dans ce monde est difficile, car le chrétien est en tension entre le « déjà-là » de l’Esprit Saint répandu dans le monde qui constitue l’Église en communauté eschatologique et le « pas encore » de la réalité humaine qui démontre chaque jour à chacun qu’il n’est pas encore arrivé à la sainteté requise pour être un juste citoyen des cieux. C’est la raison pour laquelle on définit l’Église comme un sacrement : elle est une réalité à la fois céleste et terrestre.
Dans l’Église, on peut voir les intégristes comme des nostalgiques et des activistes de la chrétienté, brandissant Péguy comme une oriflamme dans leurs processions. Mais les « engagés » de l’Action catholique sont tout autant des militants du Règne de Dieu, « pour un monde de justice et de paix ». Les premiers sont un peu plus « hassidiques », les seconds plus « lévinassiens », pour faire court. Mais ce sont les mêmes : il faut réaliser le Règne de Dieu ici-bas, maintenant. Et les deux reprocheront aux autres leur défaitisme, leur attentisme, leur démission, leur idéalisme, que sais-je, dans l’attente du Règne de Dieu promis par Lui – ce qui ne signifie pas l’inaction.
Donc les Juifs sont confrontés à ce débat interne à l’Église, mais dont les composantes sont héritées d’eux, notamment du prophétisme. On voit bien, dans le judaïsme, cette tendance à se dégager du prophétisme depuis la chute du Temple et à perdre, pour certains, le sens de l’histoire sainte. Levinas est un philosophe. Mais il ne s’agit pas seulement de débats d’école : en monde chrétien la question du Règne de Dieu a immanquablement une dimension politique, et par elle des résonnances sociales… et physiques. De plus, il est facile pour certains pouvoirs forts de se saisir de ce débat pour instrumentaliser l’Église à rebours, et il se trouve toujours des ecclésiastiques pressés de faire carrière. Rarissimes sont les évêques qui s’opposent ouvertement aux pouvoirs en place – d’autant plus que l’Évangile et saint Paul ont justifié la séparation des pouvoirs et la soumission des chrétiens au pouvoir temporel légitime. Ces questions agitaient également le judaïsme du premier siècle, au temps des révoltes, et elles s’imposent à l’Israël actuel quant à la situation politico-religieuse des Juifs en regard des minorités religieuses dans leur propre pays. La question du Règne de Dieu est donc compliquée ; elle exige d’être travaillée avec sagesse, et les équilibres justes doivent être sous surveillance constante.
La question de la fidélité à la tradition apostolique est
tout aussi importante. Elle m’est venue de l’observation des foyers
d’antijudaïsme les plus virulents. J’observe que l’Espagne et l’Allemagne – on
devrait dire les Espagnes et les länder (l’Allemagne est fédérale), car ce que
je veux pointer n’est pas uniforme nécessairement dans ces pays – ont été les
régions les plus dures. Or elles partagent dans leurs profondeurs spirituelles
le même défaut théologique : celui de l’arianisme. L’arianisme nie l’Incarnation
du Christ. Selon cette hérésie, le Christ n’a finalement que peu à voir avec Jésus
de Nazareth, qui a vécu sous Ponce Pilate : négation de l’enracinement
juif de l’Église et négation de l’histoire. L’hérésie de Marcion est souvent
complémentaire qui souligne la rupture avec les Écritures (juives), lesquelles
deviennent l’« Ancien Testament », porte ouverte à tous les rejets et à toutes les condamnations.
Je m’interroge et je me demande si les évêques concernés par les actions et les enseignements d’antijudaïsme dont il est question dans l’ouvrage ne sont pas des évêques officiellement ariens (pour l’Espagne), ou s’ils ne sont pas théologiquement inscrits dans cette mouvance presque indéracinable dans le temps. Ce n’est pas pour rien que les mouvements cathares et le protestantisme se sont développés plus facilement dans ces régions. L’absence de réflexion sur la ligne théologique des évêques ou des églises concernées montre qu’il y a tout intérêt, quand on travaille un conflit religieux à connaître profondément les deux traditions, sans quoi il y a risque d’essentialiser une partie et de manquer la vraie racine du problème.
Évidemment, on m’accusera de chercher à me débarrasser du problème de l’antijudaïsme sur des hérétiques, et d’envoyer ceux-ci au désert comme le bouc émissaire. Mais peut-être que la question peut se poser : l’Église primitive judéo-chrétienne pouvait-elle être susceptible de verser dans l’antijudaïsme ? Cela me paraît difficile. C’est donc qu’il y a eu une dérive (que décrit d’ailleurs Jean-Miguel Garrigues dans L’Impossible substitution), et l’aboutissement de la dérive se traduit par des actions condamnables.
Pour terminer cette note déjà longue, je signalerai et
regretterai quelques contributions ou propos, de-ci de-là, manifestement
antichrétiens – ce pourquoi j’ai hésité à présenter ce livre. À l’heure où la
recherche historique scientifique montre que la réalité des communautés
chrétiennes, au moins jusqu’au IIème siècle, se caractérisait par une grande
diversité – certaines déjà séparées du judaïsme traditionnel, d’autres encore profondément
ancrées en lui – on conviendra que l’article sur Jésus – pour ne citer que lui
- fait preuve d’un parti pris idéologique en miroir de celui qu’il cherche à
dénoncer, avec en prime la faute indigne de l’historien qui consiste à projeter
sur le passé des problématiques postérieures (ou actuelles ?) Car, s’il
est vrai que le parti chrétien « substitutionniste » a dominé dans les
Églises depuis le IIIe siècle, on ne trouvera pas chez nombre de judéo-chrétiens,
marginalisés depuis, la même perception des vocations respectives. Certains
avaient théorisé les « deux voies ». Peut-être aurait-il été de meilleur
aloi, de nos jours, de montrer que la réalité d’alors fut au moins plus
complexe que ce qu’a voulu en montrer cette charge. Réduirait-on le judaïsme antique
ou actuel à un seul courant ? Le livre voulait en démontrer le contraire !
Et cela ne serait pas vrai pour les chrétiens, surtout aux temps apostoliques ?
Quel dommage.
Cette question théologico-politique de la chrétienté comme Règne de Dieu dans ce monde est difficile, car le chrétien est en tension entre le « déjà-là » de l’Esprit Saint répandu dans le monde qui constitue l’Église en communauté eschatologique et le « pas encore » de la réalité humaine qui démontre chaque jour à chacun qu’il n’est pas encore arrivé à la sainteté requise pour être un juste citoyen des cieux. C’est la raison pour laquelle on définit l’Église comme un sacrement : elle est une réalité à la fois céleste et terrestre.
Dans l’Église, on peut voir les intégristes comme des nostalgiques et des activistes de la chrétienté, brandissant Péguy comme une oriflamme dans leurs processions. Mais les « engagés » de l’Action catholique sont tout autant des militants du Règne de Dieu, « pour un monde de justice et de paix ». Les premiers sont un peu plus « hassidiques », les seconds plus « lévinassiens », pour faire court. Mais ce sont les mêmes : il faut réaliser le Règne de Dieu ici-bas, maintenant. Et les deux reprocheront aux autres leur défaitisme, leur attentisme, leur démission, leur idéalisme, que sais-je, dans l’attente du Règne de Dieu promis par Lui – ce qui ne signifie pas l’inaction.
Donc les Juifs sont confrontés à ce débat interne à l’Église, mais dont les composantes sont héritées d’eux, notamment du prophétisme. On voit bien, dans le judaïsme, cette tendance à se dégager du prophétisme depuis la chute du Temple et à perdre, pour certains, le sens de l’histoire sainte. Levinas est un philosophe. Mais il ne s’agit pas seulement de débats d’école : en monde chrétien la question du Règne de Dieu a immanquablement une dimension politique, et par elle des résonnances sociales… et physiques. De plus, il est facile pour certains pouvoirs forts de se saisir de ce débat pour instrumentaliser l’Église à rebours, et il se trouve toujours des ecclésiastiques pressés de faire carrière. Rarissimes sont les évêques qui s’opposent ouvertement aux pouvoirs en place – d’autant plus que l’Évangile et saint Paul ont justifié la séparation des pouvoirs et la soumission des chrétiens au pouvoir temporel légitime. Ces questions agitaient également le judaïsme du premier siècle, au temps des révoltes, et elles s’imposent à l’Israël actuel quant à la situation politico-religieuse des Juifs en regard des minorités religieuses dans leur propre pays. La question du Règne de Dieu est donc compliquée ; elle exige d’être travaillée avec sagesse, et les équilibres justes doivent être sous surveillance constante.
Je m’interroge et je me demande si les évêques concernés par les actions et les enseignements d’antijudaïsme dont il est question dans l’ouvrage ne sont pas des évêques officiellement ariens (pour l’Espagne), ou s’ils ne sont pas théologiquement inscrits dans cette mouvance presque indéracinable dans le temps. Ce n’est pas pour rien que les mouvements cathares et le protestantisme se sont développés plus facilement dans ces régions. L’absence de réflexion sur la ligne théologique des évêques ou des églises concernées montre qu’il y a tout intérêt, quand on travaille un conflit religieux à connaître profondément les deux traditions, sans quoi il y a risque d’essentialiser une partie et de manquer la vraie racine du problème.
Évidemment, on m’accusera de chercher à me débarrasser du problème de l’antijudaïsme sur des hérétiques, et d’envoyer ceux-ci au désert comme le bouc émissaire. Mais peut-être que la question peut se poser : l’Église primitive judéo-chrétienne pouvait-elle être susceptible de verser dans l’antijudaïsme ? Cela me paraît difficile. C’est donc qu’il y a eu une dérive (que décrit d’ailleurs Jean-Miguel Garrigues dans L’Impossible substitution), et l’aboutissement de la dérive se traduit par des actions condamnables.