GAMBER K., L’antique Liturgie du rite des Gaules Icône
de la Liturgie céleste, traduction annotée, introduite et commentée par
Natalie Depraz avec la collaboration du père François Méan et de Diane
Lorans-Neny, Éditions du Cerf (coll. « Cerf Patrimoines »), 2019.
Cette note est rédigée pour mémoire. À travers la mise à
disposition du lectorat francophone d’un texte de Klaus Gamber rédigé en 1984
sur l’antique liturgie des Gaules, l’ouvrage de Natalie Depraz a pour objectif la
défense (et surtout la reconnaissance canonique) de cette antique liturgie.
Il est remarquable en effet que Klaus Gamber (1919-1989) et Eugraph
Kovalevsky (1905-1970) aient tous deux travaillé parallèlement et
indépendamment sur les sources pour arriver à un résultat concordant dans la reconstitution
de l’ancien rituel des Églises des Gaules (Espagne-Tolède, Italie du Nord-Milan,
France, Germanie danubienne), supprimé par Pépin le Bref en 754 au profit du
rite romain. Mais le fait que le travail de Klaus Gamber vient confirmer celui
d’Eugraph Kovalevsky ne réduit pas nombre de difficultés pour justifier une
reconstitution valide et encore moins une revivification de ce rite.
Sur le second point, disons simplement que cette question
soulève un problème épineux, qui n’est pas sans répercutions sur le regard que
l’on peut porter sur réforme liturgique latine postérieure au concile Vatican
II.
En effet, le refus opposé par l’Église de Serbie à la
reconnaissance canonique du rituel des Gaules est motivé par le caractère artificiel
de sa reconstitution et par l’absence de continuité historique de sa
célébration par une communauté. En réponse au premier argument, outre l’accord
Gamber-Kovalevsky, il est avancé qu’autour d’une structure commune, « la »
liturgie des Gaules a paradoxalement pour caractéristique d’être très diversifiée
(p. 213). On chercherait donc en vain un modèle typique. La chose est cependant
complexe puisqu’aucune source n’en donne un témoignage intégral, mais seulement
des bribes. Il s’avère également que le commentaire de cette liturgie donné par
les lettres dites de saint Germain de Paris (496-576) ne pourraient lui être attribuées (cf.
les travaux de Philippe Bernard, Transitions
liturgiques en Gaule carolingienne, Hora decima, 2008).
Quant au second argument – même si de manière régulière au
cours des temps des érudits se sont attachés à explorer et à commenter cette
liturgie, aucun d’entre eux ne l’a fait en tant que célébrant habituel – on
objectera la continuité des rites de Milan et de Tolède, ce qui est exact. Mais les conditions canoniques de leur
célébration paraissent strictement limitées à des communautés particulières. Ce
sont des « réserves d’Indiens ».
On en conclut qu’une revivification du rite des Gaules
aurait peut-être pu être possible en obtenant l’extension avec adaptation française
d’un des deux rites précités, mais avec quels arguments, notamment pour ce qui
concerne la communauté porteuse ? Inversement, avec une telle approche, que
dire d’un rite « révisé » rénové ou recomposé (?) imposé à des
communautés héritières d’un rite canonique, dont certaines revendiquent toujours
le droit à la continuité ? On s’interroge. On répondra que les revendications
d’une association de fidèles d’origines ecclésiales disparates et désireuses de
la reconnaissance canonique d’un rite recomposé ne peuvent être comparables à l’autorité
canonique légitime d’une Église qui réforme sa propre liturgie à la suite d’un
concile général. Pour autant, la question de la continuité historique du rite traditionnel
antéconciliaire ne peut être évincée, au même titre qu’on a conservé les rites
gallicans de Tolède et de Milan, et la nature de ladite « révision » peut-être
sujette au moins à questionnement et à débat. En définitive, l’histoire nous
apprend la grande fluidité des formes liturgiques, étant sauf le principe du
fondement apostolique qui en donne la structure essentielle et la légitimité
quand elles sont associées à des communautés vivantes.
Ces quelques réflexions (peut-être un peu légères pour
traiter de choses aussi graves) ne doivent pas occulter le sujet lui-même :
l’existence et les caractéristiques de ces antiques liturgies gallicanes. Il
est assez difficile, en fait, d’arriver à avoir des informations clairement
exposées dans l’ouvrage, qui ressemble plutôt à un tourbillon tournant autour d’une
seule affirmation : « la liturgie des Gaules est une icône de la liturgie
céleste telle qu’en témoigne le livre de l’Apocalypse. » Nous pouvons
cependant relever quelques questions, suggérées par des éléments éparts et répétitifs.
Sachant que l’Apocalypse a été reçue plus tardivement
par les Orientaux, quel lien originel peut-on concevoir et explorer entre le
livre et la liturgie – s’agit-il d’un fruit de l’expansion missionnaire des sept
communautés d’Asie Mineure ? Saint Irénée pourrait-il illustrer ce lien
(p. 93-94) ? Peut-on dire qu’il s’agit d’une liturgie d’origine
judéo-chrétienne (johannique), quoique pratiquée (et incomprise en partie) par
des communautés qui ne l’étaient plus ? Mais j’avais cru comprendre que
les influences d’Afrique du Nord étaient prédominantes dans les Gaules, aux
premiers siècles (Cyprien de Carthage) ? Quel rapport entre les
communautés porteuses de l’Apocalypse et celles de la Lettre aux
Hébreux (reçue tardivement en occident), qui semble être le pendant oriental
du même thème fondamental, celui de la liturgie céleste ? Notons d’une
part qu’Irénée comme Cyprien citent l’Apocalypse, mais pas la Lettre
aux Hébreux (*), et d’autre part que, dans la zone d’influence de la
liturgie des Gaules, le livre de l’Apocalypse est commenté par Victorin
de Poetovio et Césaire d’Arles (p. 140). Notons également que ces derniers commentaires
semblent ignorer la lecture plus enracinée dans les Écritures proposée
par les travaux très suggestifs de Bernard Gineste,
Les quatre chevaux du Messie (2019) et Préhistoires du cheval noir
(2022).
Klaus Gamber s’est intéressé à l’impact de cette liturgie –
et du livre de l’Apocalypse – sur l’architecture des églises occidentales
antérieures au VIIIe siècle. On y retrouve la figuration des chérubins, de l’Arche
d’Alliance (p. 98), du Fils de Dieu trônant au Ciel, entouré des quatre
Vivants, dans l’abside (p. 107s et p. 178). On s’aperçoit ici que, malgré
la réforme liturgique romaine imposée par Pépin, la tradition architecturale s’est
perpétuée, créant ainsi une « liturgie hybride », au moins d’un point
de vue spirituel. Ces observations nous rappellent que l’architecture des
églises est une discipline qui fait partie de la liturgie. Il y a une forme d’illusion
à traiter de l’architecture d’une église sans se référer à la liturgie en
vigueur à l’époque de sa construction. L’église est un traité de théologie inscrit
dans le plan, les formes, les décorations. Cependant, comment expliquer la
manifestation tardive du phénomène architectural (au Ve siècle ? - p. 108
[Φ]) en regard de l’introduction ancienne de cette liturgie autour du IIe
siècle ? S’agit-il simplement de l’absence de témoignages archéologiques ?
Pour finir, cet ouvrage pose davantage de questions qu’il n’apporte
de réponses quant à la liturgie des Gaules. On y trouvera bon nombre de
références éparses, toujours utiles, mais la recherche doit se poursuivre (par
exemple avec les ouvrages de Matthieu Smyth). L’aventure complexe de la tentative
de revivification du rite des Gaules est un bon cas d’école en matière de
discernement d’une authentique tradition liturgique.
(*) Chez Irénée, les références données à la Lettre aux
Hébreux (He) dans les éditions des « Sources Chrétiennes »
du Traité contre les hérésies et de la Démonstration apostolique correspondent
à chaque fois à des citations des Écritures (Exode, Jérémie…) reprises
dans He ; on ne peut donc inférer qu’il s’agit de citations explicites
d’He.