JERÔME, Trois vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion),
Éditions du Cerf (coll. « Sources chrétiennes » 508), 2006.
Saint Jérôme (347-420), ce monument, a rédigé trois vies de
moines à trois époques différentes de sa vie : celles de Paul, Malchus et
Hilarion.
Paul est un ermite « pur », que Jérôme présente
comme antérieur et supérieur à saint Antoine, ce qui est en soi une petite
provocation à l’égard de tous ceux qui considèrent ce dernier comme le sommet
de la vie monastique. Et de fait, dans ce récit, Antoine vient rendre visite à
Paul, geste qui marque sa déférence. Cette vie de Paul est très courte. En
effet, que dire d’un homme qui a reçu pour vocation la solitude et le silence,
sans partage aucun ? Antoine a eu des disciples, s’est déplacé à Alexandrie,
pendant une persécution, a reçu des visites et des courriers. Il a eu une vie sociale,
quand bien même celle-ci était réduite. Mais Paul lui est « supérieur »
dans cette absence de relations – un corbeau venait lui apporter sa nourriture,
comme il en était pour le prophète Élie. En définitive, Paul reçoit et accepte
la visite d’Antoine pour que ce dernier recueille son témoignage de vie et s’acquitte
de sa sépulture.
Malchus a eu une vie monastique brisée par son défaut d’obéissance,
notamment par la sauvegarde de ses biens propres. Cette désobéissance est
sanctionnée par une errance et finalement un esclavage. Devenu bon gardien de
troupeau, son maître voulut le récompenser en lui donnant une femme – elle aussi
réduite en esclavage – pour compagne. Mais comme s’il gardait toujours au fond
de lui-même la source et l’horizon de sa vocation monastique, Malchus désire
plus que tout conserver sa chasteté. Il arrive à en convaincre la femme d’autant
plus facilement que celle-ci était mariée antérieurement. Ensemble, ils décident
de s’affranchir de leur esclavage par la fuite. De manière providentielle, ils
sont sauvés – leur maître est tué par une bête sauvage – et ils retrouvent la
liberté. Malchus reprend alors la vie monastique dans sa communauté, tandis que
sa compagne s’installe dans un monastère séparé.
À tout le moins, on peut reconnaître dans cette vie de
Malchus un écho de la vie de Jérôme lui-même, qui a vécu quelques années dans
un monastère syrien avant de partir à Rome où il s’est mis au service du Pape Damase
tandis qu’il était adopté comme « père spirituel » par de nombreux
cercles de matrones, dont celui de Paula. Tombé en disgrâce avec le pape suivant,
il quitte Rome pour l’Égypte, suivi immédiatement par son amie, avant de fonder
deux monastères à Bethléem, un pour lui-même et un pour Paula.
Même si cette vie est remplie d’enseignements sur le nerf de
la vie monastique et sur son propos, la miséricorde à l’œuvre, la fidélité
profonde et l’amitié, elle est cependant très particulière et il n’est pas
étonnant qu’elle ait eu peu d’écho dans les cercles monastiques. Cependant cette
vie fait montre d’une réelle profondeur spirituelle où le propos monastique est
vécu d’abord dans le silence et la solitude, certes, mais peut l’être aussi
dans la vie courante pourvu que l’essentiel – la consécration à Dieu seul – soit
sauvegardé. On voit ici également la vie cénobitique tenir le rôle de havre de
paix, comme est sa cellule à l’ermite.
Stylistiquement, la vie de Paul et celle de Malchus se
présentent comme des « icônes littéraires ». Saint Jérôme apparaît
vraiment comme un peintre faisant jouer autant les références bibliques que les
références culturelles de son temps. On le lui a reproché pour la vie de Paul, presque
trop mondaine, surtout en regard du sujet. Mais le résultat est vraiment
étonnant, et pour moins de 1.500 ans plus tard, tout aussi vivant et coloré.
Très différente est la vie d’Hilarion. On trouve ici
davantage le modèle d’une vie de saint médiévale, avec de nombreux récits de miracles.
Avec Hilarion, cette fois-ci considéré comme un disciple (un « fils »)
d’Antoine, Jérôme veut mettre en valeur la tradition des moines palestiniens.
Le monastère d’Hilarion est à Gaza. Le propos de ce dernier est la fuite
perpétuelle vers plus de solitude : dès qu’il commence à avoir un peu de
renommée, il quitte. Mais son don de thaumaturge, les nombreux miracles qu’il
suscite le trahissent sans cesse. Il va en Égypte, en Sicile, en Dalmatie, à
Chypre… Finalement, même à sa mort son disciple vient rechercher son corps qu’il
ramène en Palestine.
Qu’a voulu dire Jérôme avec la vie d’Hilarion ? Dans un
combat incessant contre les sollicitations mondaines, avec cette capacité à
faire du bien, tant par sa science que par ses miracles, en lutte contre démons
ou évêques… l’un comme l’autre aspirent à la solitude, à l’oubli, pour ne vivre
que pour Dieu seul. Jérôme a voulu être Paul dans une forme d’orgueil, il s’est
retrouvé Malchus. Finalement, se plaçant avec Hilarion comme disciple d’Antoine,
ce n’est plus dans la stabilité de Paul ou le mouvement de Malchus, mais dans une
tension permanente vers plus de solitude – comme Hilarion – que saint Jérôme se
place. La vie monastique est une ascension vers Dieu, un combat permanent contre
les démons, de gloire en gloire selon saint Grégoire de Nysse, et un accueil
permanent aux besoins des hommes, toujours en tension vers Dieu seul. Route d’Adam
que paradis perdu et recherché, attendu sans cesse.