MINNERATH R., Elle était sans couture. L’Église
universelle dans le dialogue catholique-orthodoxe, Éditions du Cerf, 2025.
Comme d’habitude avec Mgr Minnerath, on est en présence d’un
ouvrage travaillé et nourrissant, qui se lit avec facilité : l’auteur est
un maître. On a d’autant plus de mal à apporter une appréciation qualifiée. Nous
trouvons donc ici, dans un langage concis, un résumé d’histoire de l’Église, un
exposé d’ecclésiologie catholique, quelques pistes de réflexion sur la
synodalité et le dialogue catholique-orthodoxe. En fait, pour qui souhaite
travailler ces sujets, je pense ce livre incontournable : il fait un bon
point de la situation – du point de vue catholique – pour le temps présent.
Je retiens quelques points, de manière éparse :
L’authenticité des Lettres d’Ignace d’Antioche est « controversée »
et leur usage comme référence dans les synodes ultérieurs est nul, ce qui
fragilise (ou réduit à néant) l’ecclésiologie fondée en partie sur elles. Ici sont
visés Jean Zizioulas et Jean-Marie Tillard, théoriciens de l’ecclésiologie de
communion dominante dans la sphère orthodoxe.
La conception catholique est plutôt celle de l’Église-société,
élaborée en réaction au césaropapisme et à l’emprise des pouvoirs séculiers sur
le fonctionnement propre à l’Église. Il est vraiment intéressant de voir se
développer le lien qui unit chaque évêque à l’Église universelle dans la
personne du Pape, garant de la liberté et de l’orthodoxie des Églises locales en
leur donnant la « colonne vertébrale » qui ne manquerait pas de leur
faire défaut par le fait de diverses déficiences internes ou pressions
externes. L’Église-société s’oppose
structurellement à toute division nationale muée en autocéphalie, la grande
difficulté des Églises orthodoxes.
Cependant, on s’aperçoit qu’une telle définition de l’Église
– si elle se fonde justement sur l’unité de la Tunique du Christ – reçoit en ce
monde une application nécessairement juridique. On le voit dans les nombreux
exemples cités de concordats ou de reconnaissances de l’Église catholique par
différents pouvoirs politiques nationaux. Il apparaît presque paradoxal que ce « juridisme »,
typique de la mentalité qu’on a reprochée à l’Église de Trente à Vatican I,
apparaisse aujourd’hui comme l’expression de « l’esprit du concile Vatican
II » ! Mais il est manifeste que le bien propre, le charisme et
partant la force de l’Église latine sont nourris du génie du droit romain. L’Église
de Rome – même au XXIe siècle – demeure l’Église des Romains ! Oui, il
faut l’affirmer : le droit canonique définit un espace de liberté ;
il est un langage adapté dans lequel s’exprime la réalité divino-humaine (sacramentelle)
de l’Église. L’Église romaine a pratiquement toujours su au cours des temps défendre
ce bien propre, ce dont Mgr Minnerath est légitimement fier, peut-être jusqu’à un
brin d’orgueil, ou presque.
Car la critique de l’archevêque émérite de Dijon est dure
contre les « partenaires du dialogue », que ce soit ad intra
ou ad extra.
Ad intra, on note la qualification des « adeptes
du Missel d’avant 1962 [qui] se distinguent par leur rejet du concile et du
magistère post-conciliaire » (p. 136). Celle-ci ne donne pas vraiment l’envie
de discuter avec l’auteur quand, par cette définition, il réduit le monde
traditionnel à un carré d’ultras non représentatifs. On ne peut que déplorer ce
parti-pris : il est toujours plus facile de vouloir « dialoguer »
avec des étrangers éloignés plutôt qu’avec son voisin de palier… Et pourtant,
en matière d’œcuménisme les « tradis » ne sont-ils pas le prochain,
par excellence ?
Ad extra, on ne peut que déplorer le parti-pris
anti-russe de l’auteur. D’une part, il n’est pratiquement pas mention d’un « dialogue »
avec le Patriarcat de Moscou – seul celui de Constantinople semble légitime –
or il est de notoriété publique que le premier est supérieur en importance
numérique et que les deux sont aujourd’hui divisés. Un équilibre eut été
bienvenu.
D’autre part, le traitement réservé à la situation ecclésiale
ukrainienne (p. 106) relève pratiquement de la désinformation. Faire un
peu d’histoire ne sera pas inutile ici. Jusqu’en 1448, c’est le Patriarche de
Constantinople qui nommait le métropolite de l’Église de Moscou. Mais, à cette
époque le Patriarche en titre était considéré comme schismatique, ayant adhéré
au concile de Florence (1441). Après plusieurs années d’attente, les évêques
russes décidèrent de leur autocéphalie en désignant eux-mêmes leur propre
métropolite. Ce geste ne fut pas contesté. La métropole de Kiev était alors
indépendante de celle de Moscou, demeurant sous juridiction de Constantinople.
Cette juridiction de Constantinople sur Kiev tomba en 1686
au profit du métropolite de Moscou, sans approbation explicite, ni désapprobation
(?) du Patriarche, lors de la signature du « Traité de Paix éternelle »
[terrible actualité !!!] entre la Pologne et la Russie, où la Russie s’étend
jusqu’à la rive gauche du Dniepr et la Pologne à la rive droite.
La situation évolue en 1989 lors de la création d’une « Église
autocéphale ukrainienne » schismatique, puis en 1992, lors de l’indépendance
de l’Ukraine, lorsque se constitue l’« Église orthodoxe ukrainienne »
par un nouveau schisme avec la métropole de Moscou. En 2018, à la demande du
pouvoir politique ukrainien, les deux églises schismatiques de 1989 et 1992 se regroupèrent
dans une nouvelle « Église orthodoxe d’Ukraine », reconnue en 2019
par le Patriarche Bartholomée. À cette occasion, ce dernier rétablit la « Métropole
de Kiev » supprimée en 1686 et lui accorda l’autocéphalie… provocant le schisme
actuel de son Église de Constantinople avec celle de Moscou. En 2024, par
décision politique, est interdite sur le territoire ukrainien la part de l’Église
orthodoxe restée fidèle au patriarcat de Moscou.
Pour bien mesurer le caractère artificiel de la manœuvre politico-ecclésiale
occidentale, il suffit de considérer les chiffres suivants : en 2020, la
nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine appuyée par l’État ukrainien auquel a
apporté son concours le Patriarche Bartholomée, comptait env. 60 évêques, 4.500
prêtres et 7.000 paroisses, tandis que la part ukrainienne de l’Église orthodoxe
restée fidèle au Patriarcat de Moscou comptait 108 [Φ] évêques, 12.500 prêtres
et 12.400 paroisses, ainsi que la Grande Laure (monastère) des Grottes de Kiev.
Le double.
Par extension des chiffres donnés ci-dessus, on peut mesurer
la part a priori « pro-russe » de la population orthodoxe
ukrainienne de la part « pro-occidentale »… ceci contre tous les
narratifs Occidentaux. On ne peut que déplorer la prééminence des
considérations politiques sur les rapports ecclésiaux. Et décidément, on n’y
échappe pas, ni à Constantinople ni à Rome (ou à Dijon), quand bien même on clamerait
haut et fort son « indépendance » !
À propos, Mgr Minnerath ne s’étend pas beaucoup sur l’introduction
autrement plus grave du Filioque dans le Credo en 1014, par faiblesse
du pape Benoît VIII alors mis sous pression par l’Empereur Henri II… En regard,
on ne peut que constater l’unité dans la foi de Nicée-Constantinople de toutes
les Églises orthodoxes, malgré toutes leurs soumissions et divisions « politiques ».
Le modèle oriental n’a peut-être pas que du mauvais.
Bref, outre ces points particulièrement sensibles et
douloureux, et même si l’on peut émettre quelques doutes quant aux capacités
diplomatiques de son auteur… l’ouvrage de Mgr Minnerath demeure un texte de
référence en matière d’ecclésiologie (romaine).
Il serait bon qu’un auteur orthodoxe rédige une « réponse ».
Il devrait pouvoir rendre compte, non seulement de l’unité dogmatique sacramentelle
des Églises orthodoxes malgré leurs divisions canoniques, mais aussi et surtout
de leur vitalité spirituelle manifeste, notamment en Russie. Par où donc passe
l’Esprit Saint, qui seul peut bâtir l’unique Corps du Christ ?
